28
MARDI 29JUILLET – VENDREDI 24 OCTOBRE
DEPUIS TROIS JOURS, Mikael Blomkvist était penché sur les copies des fichiers de Lisbeth Salander – des chemises bourrées de documents. Le problème était que les éléments partaient dans tous les sens. Une affaire d’options à Londres. Une affaire de devises à Paris via un agent. Une société bidon à Gibraltar. Le solde d’un compte à la Chase Manhattan Bank à New York soudainement multiplié par deux.
Puis les points d’interrogation confondants : une société commerciale avec 200 000 couronnes sur un compte intact ouvert cinq ans auparavant à Santiago, Chili – une parmi près de trente sociétés semblables dans douze pays différents – et pas la moindre indication sur l’activité pratiquée. Des sociétés en dormance ? En attendant quoi ? Des sociétés écrans d’une autre activité ? L’ordinateur ne donnait pas de réponse à ce que Wennerström gardait dans sa tête et qui était sans doute évident pour lui et donc jamais formulé dans un document électronique.
Salander était persuadée que la plus grande partie de ces questions n’aurait jamais de réponse. Ils pouvaient voir le message, mais sans le code ils ne pourraient jamais en interpréter le sens. L’empire de Wennerström était comme un oignon qu’on pouvait éplucher pelure après pelure ; un agrégat de sociétés propriétaires les unes des autres. Des compagnies, des comptes, des fonds, des valeurs. Ils constataient que personne – même pas Wennerström lui-même – ne pouvait avoir une vue globale. L’empire de Wennerström était doué d’une vie propre.
Il existait une structure, ou au moins une ébauche de structure. Un labyrinthe de sociétés interdépendantes.
L’empire de Wennerström était estimé à une fourchette insensée entre 100 et 400 milliards de couronnes. Selon la personne responsable de l’estimation et la manière de calculer. Mais quand les sociétés se possèdent les unes les autres, quelle est alors la valeur desdites sociétés ?
Quand Lisbeth posa la question, Mikael Blomkvist la regarda d’un air tourmenté.
— Tout ça, c’est de l’ésotérisme, répondit-il avant de se remettre à trier des avoirs bancaires.
ILS AVAIENT QUITTÉ l’île de Hedeby en hâte tôt le matin après que Lisbeth Salander avait lâché la bombe qui engloutissait à présent tout le temps éveillé de Mikael Blomkvist. Ils s’étaient rendus directement chez Lisbeth et avaient passé deux jours et deux nuits devant son ordinateur pendant qu’elle le guidait dans l’univers de Wennerström. Il avait beaucoup de questions à poser. Dont une par pure curiosité.
— Lisbeth, comment peux-tu quasiment piloter son ordinateur ?
— C’est une petite invention que mon collège Plague a fabriquée. Wennerström travaille sur un IBM portable aussi bien chez lui qu’à son bureau. Cela veut dire que toute l’information se trouve sur un seul disque dur. Il a le câble chez lui. Plague a inventé une sorte de manchon qu’on connecte au câble proprement dit et que je teste actuellement pour lui ; tout ce que Wennerström voit est enregistré par le manchon qui envoie l’information à un serveur quelque part.
— Il n’a pas de pare-feu ? Lisbeth sourit.
— Si si, il a un pare-feu. Mais l’idée générale est que le manchon fonctionne aussi comme une sorte de pare-feu. Ça prend un petit moment de pirater de cette façon. Disons que Wennerström reçoit un e-mail ; celui-ci arrive d’abord dans le manchon de Plague et nous on peut le lire avant même qu’il ait franchi son pare-feu. L’astuce, alors, c’est que le mail est réécrit, et qu’on a injecté quelques octets d’un code source. L’opération se répète chaque fois qu’il télécharge quelque chose sur son ordinateur. Ça marche encore mieux avec des images. Il surfe énormément sur le Net. Chaque fois qu’il importe une photo porno ou qu’il ouvre un nouveau site, nous rajoutons quelques lignes de ce code. Au bout d’un certain temps, quelques heures ou jours selon l’utilisation qu’il fait de l’ordinateur, Wennerström a téléchargé un programme entier d’environ trois mégaoctets où les bits s’ajoutent les uns aux autres.
— Et ?
— Quand les derniers bits sont en place, le programme est intégré à son navigateur Internet. Il a l’impression que son ordinateur bogue et il est obligé de redémarrer. Au cours du redémarrage, c’est un tout nouveau programme qui se charge. Il utilise Microsoft Internet Explorer. La prochaine fois qu’il démarre Explorer, il démarre en fait un tout autre programme, qui est invisible dans son portable et qui ressemble à Explorer et fonctionne comme Explorer, mais qui fait aussi un tas d’autres choses. D’abord il s’empare de son pare-feu et veille à ce que tout ait l’air de fonctionner. Ensuite, il commence à scanner l’ordinateur et envoie des bits d’information chaque fois que Wennerström clique sur sa souris en surfant. Au bout d’un moment, encore une fois selon le temps qu’il passe à surfer, nous avons accumulé un miroir complet du contenu de son disque dur sur un serveur quelque part. C’est maintenant qu’intervient le HT.
— Le HT ?
— Désolée. Plague l’appelle HT. Hostile Takeover.
— Ah bon.
— Toute l’astuce, c’est ce qui se passe ensuite. Quand la structure est prête, Wennerström a deux disques durs complets, un dans sa propre bécane et un sur notre serveur. La fois d’après, quand il démarre son ordinateur, il démarre en réalité l’ordinateur miroir. Il ne travaille plus sur son propre ordinateur mais sur notre serveur. Son ordinateur est un chouïa plus lent, mais c’est à peine perceptible. Et quand je suis connectée au serveur, je peux ponctionner son ordinateur en temps réel. Chaque fois que Wennerström appuie sur une touche de son clavier, je le vois sur mon écran.
— Je suppose que ton copain est aussi du genre pirate informatique.
— C’est lui qui a organisé l’écoute téléphonique à Londres. Il est limite incompétent socialement parlant et il ne voit jamais personne, mais sur le Net il est légendaire.
— D’accord, dit Mikael en lui accordant un sourire résigné. Question numéro deux : pourquoi n’as-tu pas parlé de Wennerström plus tôt ?
— Tu ne m’as jamais demandé.
— Et si je ne t’avais jamais demandé – supposons que je ne t’aie jamais rencontrée –, alors tu aurais gardé tes connaissances sur les activités coupables de Wennerström pendant que Millenium aurait déposé le bilan.
— Personne ne m’avait demandé de dénoncer Wennerström, répondit Lisbeth d’une voix sentencieuse.
— Mais si on t’avait demandé ?
— Ça va, ça va, j’ai raconté ! répondit-elle sur la défensive. Mikael laissa tomber le sujet.
MIKAEL ÉTAIT TOTALEMENT ABSORBÉ par ce qu’il découvrait dans l’ordinateur de Wennerström. Lisbeth avait gravé le contenu du disque dur de Wennerström – un peu plus de cinq gigaoctets – sur une dizaine de CD, et elle avait plus ou moins l’impression d’avoir établi ses pénates chez Mikael. Elle attendait patiemment et répondait aux questions qu’il n’arrêtait pas de poser.
— Je ne comprends pas comment il peut être con au point de garder toutes les données concernant ses affaires véreuses sur un disque dur, dit Mikael. Si jamais ça devait se retrouver chez les flics…
— Les gens ne sont pas rationnels. Je dirais qu’il n’imagine même pas que la police pourrait avoir l’idée de saisir son ordinateur.
— Au-dessus de tout soupçon. Je suis d’accord que c’est un fumier arrogant, mais il doit bien être entouré de consultants en sécurité qui lui disent comment s’y prendre avec son ordinateur. J’ai vu des dossiers qui datent de 1993.
— L’ordinateur est assez récent. Il a été fabriqué il y a un an, mais Wennerström semble avoir transféré toute sa vieille correspondance et des choses comme ça sur le disque dur plutôt que de sauvegarder sur des CD-ROM. Cela dit, il utilise quand même des programmes de cryptage.
— Précaution parfaitement inutile puisque tu te trouves à l’intérieur de son ordinateur et lis les mots de passe chaque fois qu’il les tape.
ILS ÉTAIENT DE RETOUR à Stockholm depuis quatre jours quand Christer Malm appela sur le portable de Mikael et le réveilla vers 3 heures du matin.
— Henry Cortez était sorti faire la fête avec une amie ce soir.
— Ah oui, répondit Mikael encore tout endormi.
— Avant de rentrer, ils ont atterri au bar de la Gare centrale.
— Ce n’est pas le meilleur endroit pour draguer.
— Ecoute. Janne Dahlman est en vacances. Henry le voit soudain à une table en compagnie d’un homme.
— Et ?
— Henry a reconnu l’homme à sa signature. Krister Söder.
— Le nom me dit quelque chose, mais…
— Il travaille à Finansmagasinet Monopol dont le propriétaire est le groupe Wennerström, poursuivit Malm. Mikael se redressa dans le lit.
— Tu es encore là ?
— Je suis là. Cela ne signifie pas forcément quelque chose. Söder n’est qu’un simple journaliste, ça peut être un vieux copain de Dahlman.
— OK, je suis parano. Il y a trois mois, Millenium a acheté le reportage d’un free-lance. La semaine avant qu’on publie, Söder a publié une révélation presque identique. C’était le même sujet sur un fabricant de téléphones portables. Il avait étouffé un rapport révélant qu’ils utilisent un composant foireux qui peut provoquer des courts-circuits.
— J’entends ce que tu dis. Mais ce sont des choses qui arrivent. Tu en as parlé avec Erika ?
— Non, elle est toujours en voyage, elle ne rentre que la semaine prochaine.
— Ça ne fait rien. Je te rappelle, dit Mikael, et il coupa le portable.
— Des problèmes ? demanda Lisbeth Salander.
— Millenium, dit Mikael. Je dois aller y faire un tour. Tu as envie de venir ?
LA RÉDACTION ÉTAIT DÉSERTE à 4 heures du matin. Il fallut environ trois minutes à Lisbeth Salander pour venir à bout du code d’accès de l’ordinateur de Janne Dahlman et deux minutes de plus pour en transférer le contenu sur l’iBook de Mikael.
La plupart des mails se trouvaient cependant dans l’ordinateur portable personnel de Janne Dahlman, auquel ils n’avaient pas accès. Mais son ordinateur de Millenium permit à Lisbeth Salander de trouver qu’à part son adresse Internet millenium se, Dahlman avait une adresse hotmail personnelle. Il lui fallut six minutes pour entrer sur son compte et télécharger sa correspondance de l’année passée. Cinq minutes plus tard, Mikael avait des preuves que Janne Dahlman avait laissé filtrer des informations sur la situation de Millenium et qu’il avait tenu le rédacteur de Finansmagasinet Monopol au courant des reportages qu’Erika Berger projetait de publier dans les différents numéros. L’espionnage durait depuis au moins l’automne dernier.
Ils arrêtèrent les ordinateurs et retournèrent à l’appartement de Mikael pour dormir quelques heures. Il appela Christer Malm vers 10 heures.
— J’ai des preuves que Dahlman travaille pour Wennerström.
— J’en étais sûr. OK, je vire ce salopard aujourd’hui même.
— Ne fais pas ça. Ne fais absolument rien.
— Rien ?
— Christer, fais-moi confiance. Il est en vacances jusqu’à quand, Dahlman ?
— Il reprend lundi matin.
— Il y a combien de personnes à la rédaction aujourd’hui ?
— Ben, c’est à moitié vide.
— Est-ce que tu peux annoncer une réunion pour 14 heures ? Ne dis pas à quel sujet. J’arrive.
SIX PERSONNES ÉTAIENT ASSISES autour de la table de conférence devant Mikael. Christer Malm avait l’air fatigué. Henry Cortez affichait l’air béat de l’amoureux que seuls les jeunes de vingt-quatre ans peuvent avoir. Monika Nilsson semblait s’attendre à Dieu sait quelles révélations extraordinaires ; Christer Malm n’avait pas dit un mot sur le sujet de la réunion, mais elle était là depuis suffisamment longtemps pour savoir que quelque chose d’inhabituel se tramait, et elle était énervée d’avoir été tenue à l’écart du scoop. La seule à garder une attitude normale était Ingela Oskarsson, employée à temps partiel chargée de l’administration, de l’enregistrement des abonnements et autres tâches de ce genre deux jours par semaine, et qui n’avait pas eu l’air vraiment détendue depuis qu’elle était devenue maman deux ans auparavant. L’autre employée à temps partiel était la journaliste free-lance Lotta Karim, sous un contrat similaire à celui de Henry Cortez et qui venait de reprendre le travail après ses congés. Christer avait aussi réussi à rameuter Sonny Magnusson qui se trouvait pourtant en vacances.
Mikael commença par saluer tout le monde et s’excusa d’avoir été à tel point absent au cours de l’année.
— Ni Christer ni moi n’avons eu le temps d’informer Erika de ce qui nous préoccupe aujourd’hui, mais je peux vous assurer que dans cette affaire je parle en son nom. Aujourd’hui nous allons décider de l’avenir de Millenium.
Il fit une pause et laissa les mots produire leur effet. Personne ne posa de questions.
— Cette année a été lourde. Je suis surpris qu’aucun de vous n’ait choisi d’aller chercher du boulot ailleurs. Je dois en conclure que vous êtes soit complètement fous, soit exceptionnellement loyaux et que vous aimez travailler dans ce journal. C’est pourquoi je vais mettre quelques cartes sur la table et vous demander une dernière contribution.
— Une dernière contribution, s’étonna Monika Nilsson. On dirait que tu as l’intention de démanteler Millenium.
— Exactement, répondit Mikael. Après les vacances, Erika va nous réunir tous pour une bien triste réunion de rédaction au cours de laquelle elle nous annoncera que Millenium cessera de paraître à Noël et que vous êtes tous licenciés.
Cette fois, une certaine inquiétude se répandit dans l’assemblée. Même Christer Malm crut pendant une seconde que Mikael était sérieux. Puis il remarqua son sourire satisfait.
— Au cours de cet automne, vous allez jouer un double jeu. Je dois vous dire que notre cher secrétaire de rédaction Janne Dahlman se fait des extras comme informateur pour Hans-Erik Wennerström. Ce qui veut dire que l’ennemi est informé en continu et très exactement de ce qui se passe ici, ce qui explique pas mal des revers que nous avons subis cette année. Surtout toi, Sonny, puisque certains annonceurs qui semblaient positifs se sont subitement retirés.
— Merde alors, ça ne m’étonne pas, dit Monika Nilsson.
Janne Dahlman n’avait jamais été très populaire à la rédaction et la révélation ne fut apparemment un choc pour personne. Mikael interrompit le murmure ambiant.
— La raison pour laquelle je vous raconte ceci, c’est que j’ai une entière confiance en vous. Voilà plusieurs années qu’on bosse ensemble et je sais que vous avez le cerveau bien en place, raison pour laquelle je sais aussi que vous jouerez le jeu quoi qu’il arrive cet automne. Il est d’une importance capitale que Wennerström soit amené à croire que Millenium est en train de s’effondrer. Et votre boulot sera de le lui faire croire.
— Quelle est notre véritable situation ? demanda Henry Cortez.
— Résumons-nous. Je sais que ça a été une période pénible pour vous tous et nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Raisonnablement, Millenium aurait dû être au bord de la tombe. Je vous donne ma parole que cela ne se produira pas. Millenium est aujourd’hui plus puissant qu’il y a un an. À la fin de cette réunion, je vais disparaître de nouveau pendant deux mois. Vers fin octobre, je serai de retour. Alors nous couperons les ailes à Hans-Erik Wennerström.
— De quelle manière ? voulut savoir Cortez.
— Désolé. Je n’ai pas l’intention de vous mettre au parfum. Je vais écrire une nouvelle histoire sur Wennerström. Cette fois-ci nous le ferons dans les règles. Ensuite nous commencerons à préparer le réveillon de Noël ici au journal. Je compte mettre au menu du Wennerström grillé comme plat principal et divers critiques en dessert.
Soudain l’ambiance fut très détendue. Mikael se demanda comment il se serait senti s’il s’était écouté lui-même, assis à cette table de conférence. Sceptique ? Oui, probablement. Mais apparemment il disposait encore d’un capital de confiance au sein des collaborateurs de Millenium. Il leva la main de nouveau.
— Pour que ceci réussisse, il est important que Wennerström croie que Millenium est en train de sombrer. Je ne veux pas qu’il mette sur pied une campagne défensive ou qu’il élimine des preuves à la dernière minute. C’est pourquoi nous allons commencer à rédiger un scénario que vous allez suivre cet automne. Premièrement, il est primordial que rien de ce que nous discutons aujourd’hui ne soit porté par écrit, ni discuté dans des e-mails, ni communiqué à quelqu’un en dehors de cette pièce. Nous ne savons pas dans quelle mesure Dahlman fouille dans nos ordinateurs et j’ai pu me rendre compte qu’il est apparemment assez simple de lire les mails privés des collaborateurs. Donc, nous ferons tout oralement. Si au cours des semaines à venir vous devez ventiler quelque chose, vous en référerez à Christer et vous le verrez chez lui. Avec une extrême discrétion.
Mikael écrivit aucun courrier électronique sur un tableau blanc.
— Deuxièmement, vous allez vous fâcher entre vous. Je veux que vous commenciez par me dénigrer chaque fois que Janne Dahlman est dans les parages. N’exagérez rien. Donnez simplement libre cours à vos ego naturellement vachards. Christer, je voudrais que toi et Erika vous ayez un différend sérieux. Faites fonctionner vos méninges et restez mystérieux sur les raisons, mais donnez l’impression que le journal est en train de se fissurer et que tout le monde est fâché avec tout le monde.
Il écrivit soyez vaches sur le tableau.
— Troisièmement : quand Erika rentrera, toi, Christer, tu l’informeras de ce qui se trame. À elle ensuite de s’arranger pour que Janne Dahlman croie que notre accord avec le groupe Vanger – qui nous maintient à flot en ce moment est tombé à l’eau parce que Henrik Vanger est gravement malade et que Martin Vanger s’est tué en voiture.
Il écrivit le mot désinformation.
— Ce qui veut dire que l’accord est solide, alors ? demanda Monika Nilsson.
— Crois-moi, fit Mikael d’un air sévère. Le groupe Vanger ira très loin pour la survie de Millenium. Dans quelques semaines, disons fin août, Erika convoquera une réunion où elle donnera des préavis de licenciement. Il est important que vous compreniez tous que c’est du pipeau et que le seul qui disparaîtra d’ici est Janne Dahlman. Mais vous devez continuellement jouer le jeu. Commencez à dire que vous cherchez un autre boulot et parlez de la référence minable que représente Millenium dans un cv.
— Et tu crois que cette comédie va sauver Millenium ? demanda Sonny Magnusson.
— J’en suis certain. Sonny, je veux que tu nous ficelles un rapport mensuel fictif qui montre que la tendance côté annonceurs s’est renversée ces derniers mois et que le nombre d’abonnés est à nouveau sérieusement en baisse.
— On va s’amuser, dit Monika. On va garder tout ça en interne à la rédaction ou on va laisser filtrer vers d’autres médias ?
— Vous le garderez en interne à la rédaction. Si l’histoire surgit ailleurs, nous saurons qui l’aura placée. Si dans quelques mois quelqu’un nous demande des explications, nous pourrons simplement répondre à l’interlocuteur en question : Mais non, mon vieux, tu as écouté des rumeurs sans fondement, et pas du tout, il n’a jamais été question d’arrêter Millenium. Le top serait que Dahlman refile le tuyau à d’autres médias. Alors c’est lui qui fera figure d’imbécile. Si vous pouvez tuyauter Dahlman sur une histoire crédible mais complètement idiote, vous avez carte blanche.
Ils passèrent deux heures à concocter un scénario et à distribuer le rôle de chacun.
APRÈS LA RÉUNION, Mikael alla prendre un café avec Christer Malm au Java, dans le centre-ville.
— Christer, c’est très important que tu cueilles Erika dès l’aéroport pour la mettre au courant de la situation. Il faut que tu la persuades de jouer le jeu. Telle que je la connais, elle va vouloir s’attaquer à Dahlman tout de suite – il n’en est pas question. Je ne veux pas que Wennerström ait vent de l’affaire et qu’il ait le temps de faire disparaître des preuves.
— D’accord.
— Et veille à ce qu’Erika se tienne à distance du courrier électronique jusqu’à ce qu’elle ait installé le cryptage PGP et qu’elle ait appris à l’utiliser. Par l’intermédiaire de Dahlman, Wennerström peut probablement lire tous nos mails internes. Je veux que vous installiez le PGP, toi et tous les autres de la rédaction. Fais comme si c’était tout naturel. Je te donnerai le nom d’un consultant en informatique que tu contacteras et qui viendra vérifier le réseau interne et les ordinateurs de tout le monde à la rédaction. Laisse-le installer le progiciel comme si c’était un service tout à fait normal.
— Je ferai de mon mieux. Mais, Mikael, c’est quoi au juste que tu mijotes ?
— Wennerström. Je vais le clouer sur la porte d’une grange.
— Comment ?
— Désolé. Pour l’instant c’est mon secret. Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai des infos sur lui qui feront passer notre révélation précédente pour du pipi de chat.
Christer Malm sembla mal à l’aise.
— Je t’ai toujours fait confiance, Mikael. Est-ce que ceci signifie que toi, tu n’as pas confiance en moi ? Mikael rit.
— Non. Mais en ce moment, je mène une activité criminelle d’envergure, qui peut me valoir deux ans de taule. Ce sont pour ainsi dire les formes de ma recherche qui sont un peu douteuses… Je joue avec des méthodes à peu près aussi réglo que Wennerström. Je ne veux pas que toi ou Erika ou qui que ce soit à Millenium y soyez mêlés.
— Tu as le don de m’inquiéter.
— T’affole pas. Et tu peux dire à Erika que cette histoire va faire du bruit. Beaucoup de bruit.
— Erika va vouloir savoir ce que tu mijotes… Mikael réfléchit une seconde. Puis il sourit.
— Dis-lui qu’elle m’a très clairement fait savoir au printemps dernier, quand elle a signé le contrat avec Henrik Vanger dans mon dos, que désormais je ne suis qu’un freelance ordinaire et mortel, qui ne siège plus au CA et qui n’a plus d’influence dans la ligne suivie par Millenium. Cela doit bien signifier que je ne suis pas non plus tenu de l’informer. Mais je promets que si elle se comporte bien, elle sera prems pour l’histoire. Christer Malm partit d’un grand éclat de rire.
— Elle va être furieuse, constata-t-il joyeusement.
MIKAEL SAVAIT TRÈS BIEN qu’il n’avait pas joué franc jeu avec Christer Malm. Il faisait exprès d’éviter Erika. Le plus normal aurait été de la contacter immédiatement pour la mettre au courant de l’information qu’il détenait. Mais il ne voulait pas parler avec elle. Il avait composé son numéro de téléphone sur son portable une bonne douzaine de fois. Chaque fois, il avait changé d’avis.
Il savait où était le problème. Il ne pouvait pas la regarder dans les yeux.
Sa participation à l’étouffement de l’affaire à Hedestad était journalistiquement impardonnable. Il voyait mal comment il pourrait le lui expliquer sans mentir, et s’il y avait une chose qu’il tenait à ne jamais faire, c’était bien mentir à Erika Berger.
Et, surtout, il n’avait pas le courage d’affronter ce problème-là en même temps qu’il s’attaquerait à Wennerström. Il repoussa donc la rencontre, coupa son téléphone portable et s’abstint de lui parler. Il savait que le répit n’était que de courte durée.
IMMÉDIATEMENT APRÈS LA RÉUNION de la rédaction, Mikael partit s’installer dans sa cabane à Sandhamn, où il n’avait pas mis les pieds depuis plus d’un an. Dans ses bagages, il avait deux cartons de fichiers imprimés et les CD-ROM que Lisbeth lui avait donnés. Il fit des provisions de nourriture, s’enferma, ouvrit son iBook et se mit à écrire. Chaque jour, il sortait prendre l’air et en profitait pour acheter les journaux et faire des courses. Il y avait encore beaucoup de voiliers dans le port, et nombre de ces jeunes qui avaient emprunté le bateau de papa étaient comme d’habitude occupés à se soûler à mort au bar du Plongeur. Mikael ne s’en souciait pas outre mesure, ses journées, il les passait devant son ordinateur depuis le moment où il ouvrait les yeux jusqu’à ce qu’il s’écroule d’épuisement le soir.
Courrier électronique crypté de la directrice de la publication erika berger@millenium se au gérant en congé mikael blom-kvist@millenium se :
[Mikael. Il faut que je sache ce qui se passe – tu te rends compte, je rentre de vacances pour tomber en plein chaos. J’apprends d’abord ce que mijote Janne Dahlman puis ce double jeu que tu as imaginé. Martin Vanger est mort. Harriet Vanger est vivante. Que se passe-t-il à Hedeby ? Où es-tu ? Y a-t-il une histoire à publier ? Pourquoi ne réponds-tu pas sur ton portable ? E.
PS. J’ai bien saisi la pique que Christer s’est fait une joie de me transmettre. Je te le paierai. Es-tu fâché contre moi pour de vrai ?]
De mikael.blomkvist@millenium.se
[Salut Ricky. Non, rassure-toi, je ne suis pas fâché. Pardonne-moi de ne pas avoir eu le temps de te faire des mises au point, mais ces derniers mois, ma vie ressemble aux montagnes russes. Je te raconterai tout ça quand on se verra, mais pas par mail. En ce moment je suis à Sandhamn. Il y a une histoire à publier, mais il ne s’agit pas de Harriet Vanger. Je vais rester scotché ici quelque temps. Ensuite, fini. Fais-moi confiance. Bises & bisous. M.]
À mikael.blomkvist@millenium.se :
[Sandhamn ? Je passe te voir toutes affaires cessantes.]
De mikael.blomkvist@millenium.se
[Pas tout de suite. Attends quelques semaines, au moins jusqu’à ce que j’aie un texte qui se tienne. D’ailleurs, j’attends une autre visite.]
À mikael.blomkvist@millenium.se :
[D’accord, je ne vais pas m’imposer, évidemment. Mais j’ai le droit de savoir ce qui se passe. Henrik Vanger est redevenu PDG et il ne répond pas quand j’appelle. Si l’accord avec Vanger est parti en quenouille, faut me le dire. Là, moi, je ne sais pas quoi faire. Je dois savoir si le journal va survivre ou pas. Ricky.
PS. Comment elle s’appelle ?]
De mikael.blomkvist@millenium.se
[Primo : sois rassurée, Henrik ne va pas se retirer. Mais il a fait un infarctus sérieux et il ne travaille qu’un petit moment chaque jour et je suppose que le bouleversement qui a suivi la mort de Martin et la résurrection de Harriet accaparent toutes ses forces.
Deuxièmement : Millenium va survivre. Je travaille sur le reportage le plus important de notre vie et quand on va le sortir, on va couler Wennerström une bonne fois pour toutes.
Troisièmement : ma vie est sens dessus dessous en ce moment, mais toi et moi et Millenium : rien n’a changé. Fais-moi confiance. Bises. Mikael.
PS. Je te la présenterai à la première occasion. Elle va te surprendre.]
QUAND LISBETH SALANDER arriva à Sandhamn, ce fut un Mikael aux yeux creux et pas rasé depuis un moment qui l’accueillit. Il la serra brièvement dans ses bras et lui dit de se faire un café le temps qu’il finisse un passage de son texte.
Lisbeth examina la cabane du regard et découvrit presque immédiatement qu’elle s’y sentait bien. L’espèce de petit chalet était construit directement sur un appontement, avec l’eau à deux mètres de la porte. Il ne mesurait que six mètres sur cinq, mais la construction était suffisamment haute de plafond pour qu’une mezzanine ait pu être installée, accessible par un escalier en colimaçon. Lisbeth pouvait s’y tenir debout – Mikael, lui, était obligé de baisser la tête de quelques centimètres. Elle inspecta le lit et constata qu’il était suffisamment large pour eux deux.
La cabane avait une grande fenêtre donnant sur l’eau, juste à côté de la porte d’entrée. La table de cuisine de Mikael était placée là, et servait aussi de table de travail. Sur le mur à côté de la table se trouvait une petite étagère avec un lecteur de CD et un tas d’albums d’Elvis Presley et quelques-uns de hard rock, deux genres qu’elle n’aurait pas mis au top des priorités.
Dans un coin se trouvait un poêle à bois. Le reste des meubles se résumait à une grande armoire fixe, mi-penderie, mi-rangement du linge de maison, ainsi qu’une paillasse qui faisait aussi office de salle d’eau, derrière un rideau de douche. Au-dessus de la paillasse s’ouvrait une petite fenêtre. Sous l’escalier en colimaçon, Mikael avait aménagé des toilettes sèches fermées. Toute la cabane faisait penser au carré d’un bateau, avec des rangements et des compartiments astucieux.
Dans son enquête sur la personne concernant Mikael Blomkvist, elle avait établi qu’il avait rénové la cabane et fait tout l’aménagement lui-même – une déduction piochée dans le mail qu’un de ses amis, très impressionné par sa dextérité, lui avait envoyé après une visite à Sandhamn. Tout était propre, modeste et simple, quasiment Spartiate. Elle comprit pourquoi il aimait tant cette cabane.
Au bout de deux heures, elle réussit à distraire Mikael dans son travail au point qu’il arrêta l’ordinateur d’un air frustré, se rasa et l’emmena pour une visite guidée de Sandhamn. Le temps était à la pluie et au vent, et ils atterrirent bien vite à l’auberge. Mikael raconta ce qu’il avait écrit et Lisbeth lui donna un CD-ROM avec des mises à jour du PC de Wennerström.
Ensuite, elle le traîna à la cabane et sur la mezzanine où elle réussit à le déshabiller et à le distraire encore davantage. Elle se réveilla tard dans la nuit, seule dans le lit et, jetant un coup d’œil en bas, elle le vit penché sur son clavier. Elle resta un long moment, la tête appuyée sur la main, à le regarder. Il paraissait heureux, et pour sa part elle se sentit soudain étrangement satisfaite de la vie.
LISBETH NE RESTA que cinq jours avant de rentrer à Stockholm pour un boulot que Dragan Armanskij réclamait désespérément au téléphone. Elle y consacra onze jours de travail, fit son rapport et retourna à Sandhamn. La pile de fichiers imprimés à côté de l’iBook de Mikael avait grandi.
Cette fois-ci elle resta quatre semaines. Ils finirent par suivre une sorte de routine. Ils se levaient à 8 heures et prenaient le petit-déjeuner ensemble pendant une petite heure. Ensuite Mikael travaillait intensément jusque tard dans l’après-midi, où ils faisaient une promenade et discutaient. Lisbeth passait la plus grande partie de la journée au lit, où soit elle lisait des livres, soit elle surfait sur le Net via le modem ADSL de Mikael. Elle évitait de le déranger dans la journée. Ils dînaient assez tard et ensuite seulement Lisbeth prenait l’initiative et le forçait à grimper sur la mezzanine, où elle veillait à ce qu’il lui consacre toute sorte d’attentions.
Lisbeth avait l’impression de vivre les premières vacances de sa vie.
Courrier électronique crypté de erika.berger@millenium.se
A mikael.blomkvist@millenium.se :
[Salut M. C’est officiel maintenant. Janne Dahlman a donné sa démission et il commence à Finansmagasinet Monopol dans trois semaines. J’ai suivi tes consignes, je n’ai rien dit et tout le monde est en train de jouer la comédie. E.
PS. Tout le monde semble en tout cas bien s’amuser. Henry et Lotta se sont engueulés l’autre jour au point de se balancer des trucs à la figure. Ils ont poussé le bouchon tellement loin avec Dahlman que ça m’étonne qu’il n’ait pas compris que c’était du bluff.]
De mikael.blomkvist@millenium.se
[Souhaite-lui bonne chance et laisse-le partir. Mais range l’argenterie dans un placard fermé à clé. Bises & bisous. M.]
A mikael.blomkvist@millenium.se :
[Je me retrouve sans secrétaire de rédaction à deux semaines de la mise sous presse, et mon investigateur de choc se la coule douce à Sandhamn et refuse de me parler. Micke, je me mets à genoux. Est-ce que tu peux nous aider ? Erika.]
De mikael.blomkvist@millenium.se
[Tiens bon encore quelques semaines, ensuite on sera arrivés à bon port. Et commence à t’organiser pour le numéro de décembre qui sera différent de tout ce que nous avons déjà publié. Mon texte occupera environ quarante pages du journal. M.]
A mikael.blomkvist@millenium.se :
[Quarante PAGES ! !! Tu es complètement fou !]
De mikael.blomkvist@millenium.se
[Ce sera un numéro thématique. J’ai besoin de trois semaines de plus. Est-ce que tu peux : (1) créer une structure d’édition au nom de Millenium, (2) te faire attribuer un numéro ISBN, (3) demander à Christer de pondre un joli logo pour notre nouvelle maison d’édition et (4) trouver une bonne imprimerie qui pourrait sortir un format poche rapidos et pas cher. Et, au fait, on aura besoin de capital pour le coût de la fab de notre premier livre. Bisous. Mikael.]
A mikael.blomkvist@millenium.se :
[Numéro thématique. Maison d’édition. Coût de la fab. À vos ordres, mon commandant. Autre chose que tu voudrais que je fasse ? Danser nue à Slussplan ? E.
PS. Je suppose que tu sais où tu vas. Mais qu’est-ce que je fais avec Dahlman ?]
De mikael.blomkvist@millenium.se
[Ne fais rien avec Dahlman. Laisse-le partir. Monopol ne survivra pas longtemps. Engage des intérimaires pour ce numéro. Et embauche un nouveau secrétaire de rédaction, nom d’une pipe ! M.
PS. J’ai très envie de te voir danser nue à Slussplan.]
A mikael.blomkvist@millenium.se :
[Pour le strip-tease en public, n’y compte pas trop. Mais nous avons toujours fait les embauches ensemble. Ricky.]
De mikael.blomkvist@millenium.se
[Et nous avons toujours été d’accord sur la personne à embaucher. Nous le serons cette fois-ci aussi, qui que tu choisisses. Nous allons coincer Wennerström. C’est ça, toute l’histoire. Mais laisse-moi la terminer tranquille. M.]
DÉBUT OCTOBRE, LISBETH SALANDER lut un entrefilet qu’elle avait trouvé sur le site de Hedestads-Kuriren. Elle en informa Mikael. Isabella Vanger était décédée après une courte maladie. Elle était regrettée par sa fille Harriet Vanger, récemment ressuscitée.
Courrier électronique crypté de erika.berger@millenium.se
A mikael.blomkvist@millenium.se :
[Salut Mikael.
Harriet Vanger est passée me voir à la rédaction aujourd’hui. Elle a téléphoné cinq minutes avant son arrivée et j’ai été totalement prise au dépourvu. Une belle femme très élégante au regard froid.
Elle était venue pour annoncer qu’elle siégera au CA à la place de Martin Vanger qui remplaçait Henrik. Elle était polie et aimable et m’a assuré que le groupe Vanger n’avait aucune intention de revenir sur notre convention, au contraire, la famille est d’accord pour tenir les engagements de Henrik vis-à-vis du journal. Elle m’a demandé de lui faire visiter la rédaction et elle voulait savoir comment je vivais la situation.
J’ai dit ce qu’il en était. Que j’ai l’impression d’avancer sur des sables mouvants, que tu m’as interdit de venir te voir à Sandhamn et que je ne sais pas sur quoi tu travailles, à part que tu penses pouvoir coincer Wennerström. (J’ai supposé que je pouvais le lui dire. Après tout, elle siège au CA.) Elle a haussé un sourcil, souri et demandé si j’avais des doutes sur ta réussite. Qu’est-ce qu’on répond à ça ? J’ai dit que je serais considérablement plus calme si je savais ce qui se tramait. Mais crénom de nom, évidemment que j’ai confiance en toi. Cela dit, tu me rends folle.
J’ai demandé si elle savait ce que tu fabriques. Elle a répondu par la négative, mais m’a dit qu’elle te trouvait remarquablement perspicace, avec une façon de réfléchir innovante (je la cite).
J’ai dit aussi que j’avais compris qu’il s’était passé quelque chose de dramatique là-haut à Hedestad et que j’étais plus que curieuse d’en savoir plus sur ce qui lui était arrivé. Elle a dit qu’elle avait compris que toi et moi avions une relation particulière et que tu me raconterais sûrement dès que tu aurais un peu de temps. Ensuite, elle m’a demandé si elle pouvait avoir confiance en moi. Qu’est-ce que je pouvais répondre ? Elle siège au CA de Millenium et tu m’as laissée sans aucune info me permettant de régler ma conduite.
Ensuite, elle a dit une chose bizarre. Elle m’a demandé de ne pas vous juger trop sévèrement, elle et toi. Elle dit avoir une dette de reconnaissance envers toi et qu’elle voudrait vraiment qu’elle et moi puissions devenir amies. Ensuite, elle m’a promis de me raconter l’histoire à l’occasion, si toi, tu n’y arrivais pas. Je crois que je l’aime bien, mais je ne sais pas trop si je peux lui faire confiance. Erika.
PS. Tu me manques. J’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose d’affreux à Hedestad. Christer dit que tu as une trace étrange – marque d’étranglement ? – sur le cou.]
De mikael.blomkvist@millenium.se
[Salut Ricky. L’histoire de Harriet est si triste, si pitoyable que tu auras du mal à la croire. Il vaudrait mieux qu’elle te la raconte elle-même. Pour ma part, je l’ai un peu mise de côté dans ma tête.
En attendant, et je m’en porte garant, tu peux avoir confiance en Harriet Vanger. Elle est sincère quand elle dit qu’elle a une dette de reconnaissance envers moi et crois-moi, elle ne fera jamais quoi que ce soit qui pourrait nuire à Millenium. Deviens son amie si tu l’aimes bien. Abstiens-toi si tu ne l’aimes pas. Mais elle mérite le respect. C’est une femme qui se trimballe de sacrées enclumes, et je ressens une grande sympathie pour elle. M.]
Le lendemain, Mikael reçut encore un mail.
De harriet.vanger@vangerindustries.com
A mikael.blomkvist@millenium.se :
[Salut Mikael. J’essaie depuis des semaines de trouver un moment pour donner de mes nouvelles, mais le temps file à toute vitesse. Tu as disparu tellement vite de Hedeby que je n’ai pas pu te dire au revoir.
Depuis mon retour en Suède, je suis assommée par une multitude d’impressions et par le boulot. Les entreprises Vanger sont en plein chaos et j’ai travaillé dur avec Henrik pour mettre de l’ordre dans les affaires. Hier j’ai fait une visite à Millenium ; je représenterai dorénavant Henrik au CA. Il m’a décrit en détail la situation du journal et la tienne.
J’espère que tu acceptes de me voir débarquer ainsi. Si tu ne veux pas de moi (ou de quelqu’un d’autre de la famille) au CA, je le comprendrai, mais je t’assure que je ferai tout pour servir Millenium. J’ai une énorme dette envers toi et je t’assure que mes intentions dans ce contexte seront toujours les meilleures. J’ai rencontré ton amie Erika Berger. Je ne sais pas très bien quelle opinion elle a eue de moi et j’ai été surprise que tu ne lui aies pas raconté ce qui s’est passé.
J’ai très envie de devenir ton amie. Si tu as la force, s’entend, de fréquenter des membres de la famille Vanger. Toutes mes amitiés. Harriet.
PS. Erika m’a laissé entendre que tu as l’intention de t’en prendre une nouvelle fois à Wennerström. Dirch Frode m’a raconté comment Henrik t’a mené en bateau. Que puis-je dire ? Sinon que je suis désolée. S’il y a quoi que ce soit que je peux faire, il faut que tu me le dises.]
De mikael.blomkvist@millenium.se
A harriet.vanger@vangerindustries.com :
[Salut Harriet. J’ai disparu précipitamment de Hedeby et en ce moment je travaille sur ce que j’aurais dû faire cette année. Tu seras informée à temps avant que le texte passe à l’impression, mais je crois que je peux me permettre d’affirmer que les problèmes de cette dernière année seront bientôt finis.
J’espère que toi et Erika apprendrez à vous connaître et ça ne me pose évidemment pas de problèmes que tu « débarques » au CA de Millenium. Je vais raconter ce qui s’est passé à Erika. Mais en ce moment, je n’ai ni la force ni le temps et avant cela je voudrais prendre un peu de distance. Restons en contact. Amitiés. Mikael.]
LISBETH NE MANIFESTAIT PAS un grand intérêt pour ce qu’écrivait Mikael. Elle leva la tête de son livre, Mikael venait de dire quelque chose qu’elle n’avait pas entendu, elle le fit répéter.
— Excuse-moi. Je pensais tout haut. Je disais que ça, c’est le comble.
— Qu’est-ce qui est le comble ?
— Wennerström a eu une relation avec une serveuse de vingt-deux ans qu’il a mise enceinte. Tu n’as pas lu sa correspondance avec l’avocat ?
— Tu es mignon, Mikael – on a là dix ans de correspondance, d’e-mails, de conventions, de rapports de voyages et je ne sais quoi sur le disque dur. Ton Wennerström ne me fascine pas au point que je me tape six gigas d’inepties. J’en ai lu une infime partie, surtout pour satisfaire ma curiosité, et ça m’a suffi pour comprendre que ce type est un gangster.
— J’admets. Mais écoute ça : il l’a mise enceinte en 1997. Quand elle a réclamé une compensation, les avocats de Wennerström ont dépêché quelqu’un pour la convaincre de se faire avorter. Je suppose que l’intention était de lui offrir une somme d’argent, mais elle n’a pas voulu en entendre parler. Alors la persuasion a pris une autre tournure : le sbire lui a maintenu la tête dans une baignoire jusqu’à ce qu’elle accepte de laisser Wennerström tranquille. Et cet idiot d’avocat de Wennerström écrit ça dans un mail – crypté, d’accord, mais quand même… Je ne donne pas cher du niveau d’intelligence chez ces gens-là.
— Qu’est-ce qui est arrivé à la fille ?
— Elle a avorté. Wennerström a été satisfait.
Lisbeth Salander ne dit rien pendant dix minutes. Ses yeux étaient soudain devenus tout noirs.
— Encore un homme qui hait les femmes, murmura-t-elle finalement. Mikael ne l’entendit pas.
Elle emprunta les CD-ROM et passa les jours suivants à éplucher en détail le courrier électronique de Wennerström ainsi que d’autres documents. Pendant que Mikael continuait son travail, Lisbeth était sur la mezzanine avec son PowerBook sur les genoux, à réfléchir sur l’étrange empire de Wennerström.
Il lui était venu une drôle de pensée que soudain elle n’arrivait pas à lâcher. Avant tout, elle se demanda pourquoi elle n’avait pas eu cette idée-là plus tôt.
UN MATIN, FIN OCTOBRE, Mikael imprima une dernière page et arrêta son ordinateur juste avant 11 heures. Sans un mot, il grimpa sur la mezzanine et tendit à Lisbeth une liasse de papiers conséquente. Puis il s’endormit. Elle le réveilla dans la soirée et lui fit part de ses commentaires.
Peu après 2 heures du matin, Mikael fit une dernière correction de son texte.
Le lendemain il ferma les volets de la cabane et verrouilla la porte. Les vacances de Lisbeth étaient terminées. Ils retournèrent à Stockholm ensemble.
AVANT D’ARRIVER À STOCKHOLM, Mikael devait aborder avec Lisbeth une question sensible. Il entama le sujet devant un gobelet de café sur le ferry de Vaxholm.
— Ce qu’il faut mettre au point, c’est ce que je dois raconter à Erika. Elle va refuser de publier tout ça, si je ne peux pas expliquer comment j’ai obtenu les données.
Erika Berger ! La maîtresse de Mikael depuis tant d’années et sa patronne. Lisbeth ne l’avait jamais rencontrée et elle n’était pas très sûre de le vouloir non plus. Elle vivait Erika Berger comme une vague gêne dans l’existence.
— Qu’est-ce qu’elle sait sur moi ?
— Rien. Il soupira. J’avoue avoir évité Erika depuis cet été. Je n’ai pas pu lui parler de ce qui s’est passé à Hedestad, parce que j’ai terriblement honte. Elle est très frustrée du peu d’information que j’ai fourni. Elle sait évidemment que je me suis retiré à Sandhamn pour écrire ce texte, mais elle n’en connaît pas le contenu.
— Hmm.
— Dans quelques heures, elle aura le manuscrit. Alors elle va me harceler de questions. La seule qui se pose est ce que je vais lui dire.
— Qu’est-ce que tu as envie de dire ?
— Je veux raconter la vérité. Un pli apparut entre les sourcils de Lisbeth.
— Ecoute, Lisbeth, nous nous disputons très régulièrement, Erika et moi. Ça fait en quelque sorte partie de notre jargon. Mais nous avons une confiance illimitée l’un dans l’autre. Elle est absolument fiable. Tu es une source. Elle mourrait plutôt que de te trahir.
— Et à qui d’autre tu vas avoir besoin de raconter ?
— A absolument personne. On emportera ça dans la tombe tous les deux. Mais je ne lui révélerai pas ton secret si tu t’y opposes. En revanche, je n’ai pas l’intention de mentir à Erika et d’inventer une source qui n’existe pas.
Lisbeth réfléchit jusqu’à ce que le ferry accoste au pied du Grand Hôtel. Analyse des conséquences. Du bout des lèvres, elle finit par permettre à Mikael de la présenter à Erika. Il alluma son téléphone portable et appela.
ERIKA BERGER REÇUT le coup de fil de Mikael au milieu d’un déjeuner professionnel avec Malou Eriksson, qu’elle envisageait d’embaucher comme secrétaire de rédaction. Malou avait vingt-neuf ans et avait travaillé comme remplaçante pendant cinq ans. Elle n’avait jamais eu d’emploi fixe et elle commençait à désespérer de jamais en trouver. Aucune annonce n’avait été mise pour ce poste ; Erika avait été tuyautée sur Malou Eriksson par un vieux copain d’un hebdomadaire. Elle l’avait appelée le jour même où Malou terminait un remplacement, pour savoir si ça l’intéressait de postuler pour un boulot à Millenium.
— Il s’agira d’un remplacement de trois mois, dit Erika. Mais si ça fonctionne bien, ça peut se transformer en CDI.
— J’ai entendu des rumeurs qui disent que Millenium cessera bientôt son activité. Erika Berger sourit.
— Il ne faut pas croire les rumeurs.
— Ce Dahlman que je dois remplacer… Malou Eriksson hésita. Il rejoint un journal qui appartient à Hans-Erik Wennerström…
Erika hocha la tête.
— C’est un secret pour personne dans ce milieu que nous sommes en conflit avec Wennerström. Il n’aime pas les gens qui sont employés à Millenium.
— Ça veut dire que si j’accepte le poste à Millenium, moi aussi je vais me retrouver dans cette catégorie-là.
— C’est assez vraisemblable, oui.
— Mais Dahlman a trouvé du travail à Finansmagasinet ?
— On pourrait dire que c’est la manière de Wennerström de payer divers services que Dahlman a rendus. Tu es toujours intéressée ?
Malou Eriksson réfléchit un instant. Puis elle hocha la tête.
— Tu veux que je commence quand ?
C’est à ce moment précis que Mikael Blomkvist appela, interrompant l’interview d’embauché.
ERIKA UTILISA SES PROPRES CLÉS pour ouvrir la porte de l’appartement de Mikael. C’était la première fois depuis sa brève apparition à la rédaction fin juin qu’elle se trouvait face à face avec lui. Elle entra dans le salon et y découvrit une fille d’une maigreur anorexique assise dans le canapé, vêtue d’un blouson de cuir élimé et les pieds reposant sur la table basse. Tout d’abord, elle donna une quinzaine d’années à la fille, jusqu’à ce qu’elle voie ses yeux. Elle était toujours en train de contempler cette apparition lorsque Mikael arriva avec du café et des gâteaux.
Mikael et Erika s’examinèrent.
— Pardon de m’être comporté comme un mufle, dit Mikael.
Erika pencha la tête sur le côté. Quelque chose avait changé en Mikael. Il paraissait éprouvé, plus maigre. Ses yeux étaient honteux et une brève seconde il évita son regard. Elle regarda son cou. Un trait jaunâtre, pâle mais très distinct, s’y voyait.
— Je t’ai évitée. C’est une très longue histoire et je ne suis pas fier du rôle que j’y ai joué. Mais on en parlera plus tard… Là, maintenant je voudrais te présenter à cette jeune femme. Erika, voici Lisbeth Salander. Lisbeth, Erika Berger est la directrice de la publication de Millenium et ma meilleure amie.
Lisbeth observa les habits élégants et l’air assuré de la femme, et décida en moins de dix secondes qu’Erika Berger ne deviendrait pas sa meilleure amie.
LA RÉUNION DURA cinq heures. Erika appela deux fois pour décommander d’autres réunions. Elle consacra une heure à la lecture de certaines parties du manuscrit que Mikael lui avait mis entre les mains. Elle avait mille questions à poser mais réalisa qu’il faudrait des semaines avant d’obtenir une réponse. L’important était le manuscrit qu’elle finit par poser à côté d’elle. Si une infime partie de ces affirmations étaient correctes, ils étaient face à une situation totalement nouvelle.
Erika regarda Mikael. Elle n’avait jamais mis en doute son honnêteté, mais l’espace d’une seconde elle eut le vertige et se demanda si l’affaire Wennerström ne l’avait pas brisé – ne l’avait pas poussé aux élucubrations. Au même moment, Mikael lui présenta deux cartons pleins de toutes les données imprimées. Erika pâlit. Elle voulut naturellement savoir comment il avait obtenu ce matériau.
Il fallut un long moment pour la persuader que l’étrange fille, qui n’avait pas encore prononcé un seul mot, avait un accès illimité à l’ordinateur de Hans-Erik Wennerström. Et pas seulement à celui de Wennerström – elle avait aussi piraté plusieurs des ordinateurs de ses avocats et de ses proches collaborateurs.
La réaction spontanée d’Erika fut qu’ils ne pouvaient pas utiliser ce matériau puisqu’ils l’avaient obtenu par des moyens illégaux.
Mais ça ne tenait pas la route. Mikael fit la remarque qu’ils n’étaient pas tenus de déclarer comment ils avaient obtenu les données. Ils pouvaient tout aussi bien avoir une source qui avait accès à l’ordinateur de Wennerström et qui avait copié son disque dur sur quelques CD-ROM.
Bientôt, Erika prit conscience de l’arme qu’elle avait entre les mains. Elle se sentait épuisée et aurait aimé poser encore quelques questions, mais elle ne savait pas par où commencer.
Finalement, elle se laissa aller dans le canapé et secoua la tête.
— Mikael, que s’est-il passé à Hedestad ?
Lisbeth Salander leva vivement la tête. Mikael garda le silence un long moment. Il répondit par une autre question.
— Tu t’entends comment avec Harriet Vanger ?
— Bien. Je crois. Je l’ai rencontrée deux fois. Christer et moi sommes montés à Hedestad la semaine dernière pour une réunion du CA. On a forcé un peu sur le rouge, on était bien cassés.
— Et comment s’est passée la réunion ?
— Harriet tient ses promesses.
— Ricky, je sais que tu es frustrée de me voir m’esquiver et trouver des excuses pour ne pas avoir à raconter. Nous n’avons jamais eu de secrets l’un pour l’autre, et tout à coup j’ai six mois de ma vie que je… n’arrive pas à te raconter.
Erika croisa le regard de Mikael. Elle le connaissait par cœur, mais ce qu’elle lut dans ses yeux était tout nouveau. Il avait l’air suppliant. Il l’implorait de ne pas demander. Elle ouvrit la bouche et le regarda, totalement désemparée. Lisbeth Salander observait leur conversation muette d’un œil neutre. Elle ne se mêla pas de leur échange.
— C’était aussi catastrophique que ça ?
— C’était pire. J’ai craint cet entretien. Je promets de te raconter, mais j’ai passé plusieurs mois à réprimer mes sentiments pendant que Wennerström monopolisait mon intérêt… je ne suis pas tout à fait prêt encore. J’aimerais mieux que Harriet raconte à ma place.
— C’est quoi ces marques sur ton cou ?
— Lisbeth m’a sauvé la vie, là-haut. Si elle n’avait pas été là, je serais mort maintenant.
Les yeux d’Erika s’élargirent. Elle regarda la fille en blouson de cuir.
— Et maintenant, il faut que tu conclues un accord avec elle. C’est elle, notre source.
Erika Berger ne bougea pas pendant un long moment et réfléchit. Puis elle fit quelque chose qui décontenança Mikael et choqua Lisbeth, et qui la surprit elle-même aussi. Tout le temps qu’elle avait passé devant la table du salon de Mikael, elle avait senti le regard de Lisbeth Salander. Une fille taciturne aux vibrations hostiles.
Erika se leva, contourna la table et prit Lisbeth Salander dans ses bras. Lisbeth se défendit comme un ver de terre sur le point d’être enfilé sur un hameçon.